Parmi les femmes avocates bien connues figurent Jeanne Chauvin, Olga Petit ou encore Maria Vérone. L’une d’entre elles est plus discrète malgré ses 40 ans de barreau : Lucienne Scheid, première femme avocate devenue première secrétaire de la Conférence du Stage.
Lucienne Scheid est née en 1911 dans une famille bourgeoise alsacienne, « intégrée de plein droit dans sa qualité de français en exécution du traité de paix du 28 juin 1919 ». Après avoir fait une année de guerre dans une école privée où l’on enseignait le français, elle poursuit ses études dans un lycée de jeunes filles puis entre à la faculté de droit de Strasbourg. Elle est 5 fois lauréate du prix de l‘université de Strasbourg (dont un prix en droit civil et un prix d’éloquence) et graduée en droit allemand.
Déjà enfant elle voulait devenir avocate (Paris Midi, 13 août 1936). Elle prête serment devant la Cour d’appel de Colmar le 12 août 1932 et s’inscrit comme avocate-stagiaire au Barreau de Strasbourg le 11 octobre 1932. Elle démissionne de ce barreau en 1933 pour s’inscrire à Paris en 1934 : « ce qui me tentait dans cette profession c’était surtout la parole. En restant à Strasbourg le régime local, que je ne critique pas, ne me facilitait guère l’exercice de ma préférence. Je résolus de venir à Paris, quitte à en repartir, en cas de déconvenue… » (L’Alsace française : revue hebdomadaire d’action nationale, 10 août 1938).
Considérée comme « l’une des stagiaires les plus remarquables de sa promotion », remplissant toutes les conditions d’admission (hébergement chez une parente), elle est admise au Barreau de Paris.
En 1936, Lucienne Scheid s’inscrit au plus prestigieux concours du Barreau de Paris : la Conférence. Quelques-unes de ses consœurs (Jeanne Rospars, Juliette Veillier-Duray) avaient déjà été admises à ce concours mais sans atteindre les premières places. Le journal l’Univers israélite le souligne d’ailleurs dans son édition du 30 octobre 1936 : « la lutte est dure pour le secrétariat et les jeunes avocates ont mis longtemps à y accéder. Depuis quelques années, il n’y a pas eu cependant de promotion qui ne compte « sa » secrétaire. Aucune n’était parvenue jusqu’alors à la place de premier si importante et significative ».
La Conférence du stage est une institution créée en 1769 et alors inamovible en ces principes : elle siège tous les samedis dans la salle haute de la bibliothèque sous la présidence du Bâtonnier ; 250 stagiaires sont admis par voie de concours, concours dont la session dure de novembre à juin. A chaque séance, six concurrents volontaires ou désignés par le sort, sont chargés de présenter le pour et le contre d’une question. Ils ont dix jours pour se préparer et dix minutes pour développer leur point de vue. Au mois de mai lors des épreuves éliminatoires, 40 seront admissibles parmi lesquels sont choisis les 12 secrétaires de la conférence. Ils encadrent le bâtonnier à chaque séance ils sont chargés d’apprécier les exercices de leurs confrères et de désigner ainsi leurs propres successeurs.
Lucienne a présenté le concours en développant sur : le décret-loi du 16 juillet 1935 augmentant de cent décimes le principal des amendes pénales est-il ou non rétroactif ?
Ainsi, à 24 ans, cette « petite brune avec de beaux yeux calmes et un grand front très pur est élue première femme secrétaire de la Conférence. Elle possède une rare intelligence et une très vaste culture. Au Palais on l’aime et on l’admire » (Paris Midi). Elle succède à Jacques Isorni, et prend la tête de la promotion 1936-1937.
« J’ai rarement rencontré même chez les hommes, un pareil talent » raconte Me Léon Bérard aux journalistes.
En 1937, comme il est d’usage, elle prononce le discours de rentrée en faisant l’éloge de Raymond Poincaré, ce qui constitue pour elle un « redoutable honneur » (Lettre au Bâtonnier, 5 juin 1937).
Lucienne Scheid poursuit ensuite sa carrière d’avocate au Barreau de Paris. Elle plaide aussi bien des affaires de droit littéraire que des dossiers d’assistance judiciaire.
En 1939, elle épouse son confrère André Haas, avec qui elle aura un fils, Charles (1940-2011). Ils divorceront à la Libération.
Durant la 2e Guerre Mondiale, elle suit bénévolement les affaires de ses confrères mobilisés aux armées : Pomaret, Léon Maurice Nordmann, Pierre Léon Rhein, Charles Edmond Kahn.
Au moment de l’exode de 1940 elle se réfugie, avec son fils âgé de deux mois, en zone libre à Mérignac, dans une maison louée par son beau-père le docteur Emile Haas. Elle y retrouve ses confrères Léon Maurice Nordmann et Georges Willard : « tout de suite nous avons compris et délibéré qu’il fallait « résister ».
En 1941, elle est radiée du barreau pour raisons raciales. Le Conseil de l’Ordre demande son maintien au titre des services professionnels éminents. Cette décision est ratifiée par la Cour d’Appel.
Elle devient membre du Conseil d’administration de l’Union générale des Israélites de France (UGIF), y reste jusque deux mois avant la Libération. Elle a été prévenue de son arrestation imminente, et est partie se cacher à Paris chez l’une de ses amies « dans un immeuble bourré de boches » (ses parents se cachaient à Fontenay-sous-Bois et son fils à Chatou).
Durant la guerre, elle a été arrêtée à trois reprises et inculpée une fois, en 1942. La première arrestation a eu lieu à Mérignac : « je n’aime guère ce patelin » raconte -t-elle. Elle devait se rendre pour le compte de l’UGIF au camp de Mérignac, camp de concentration dirigé par un français sous contrôle allemand et enfermant des juifs, des espagnols rouges. Or en 1942, les juifs n’avaient plus le droit de voyager sans autorisation. Arrivé en gare de Bordeaux, provisoirement sans préfet, les autorités sur place n’ont pu lui délivrer cette autorisation. De plus, toute autorisation d’accès au camp est provisoirement suspendue en raison de récentes évasions. Elle retourne donc à la Préfecture. Après un entretien avec un responsable, après avoir obtenu le service de secours et de linge qu’elle était venue demander, elle est arrêtée. Elle est libérée 12 jours plus tard.
A l’été 1942, alors qu’elle se rendait à l’UGIF en vélo-taxi, elle est arrêtée par les allemands de la Gestapo au motif qu’elle était juive : « de surcroit, j’avais bien le tampon « juive » sur ma carte d’identité mais c’était sur notre carte d’avocat, à la couverture à l’époque de cuir et ces imbéciles m’ont accusé d’avoir de faux-papiers ». Elle leur dit de l’amener chez le capitaine Daenecker chef de la Gestapo juive, ce qui lui permit d’être libérée.
Mais son action à l’UGIF ne lui suffisait pas : elle créée donc une organisation de faux papiers et de refuge, avec l’aide d’un ingénieur et d’un généalogiste. Ils profitent en effet des lacunes de l’Etat Français qui fait que neuf fois sur dix le décès n’est pas transcrit sur les actes de naissance pour établir des faux papiers. Elle est arrêtée et inculpée de trafic de faux papiers. Son confrère Olivier Jallu intervient pour elle auprès du procureur Cavarroc, lui expliquant la brillante carrière de Lucienne : « il [le procureur] a fait venir le substitut qui avait signé l’inculpation, l’a engueulé » ; Cavarroc a « déchiré l’inculpation et m’a fait envoyer, alors que j’avais déjà reçu une convocation de « prévenue » une nouvelle convocation à titre de témoin ».
Après multiples péripéties, elle demande le 15 septembre 1944 sa réadmission au tableau en application de l’ordonnance du 9 août 1944, ordonnance considérant comme nuls et non avenus tous les textes règlementaires constitutionnels édités par les gouvernements Pétain et Laval.
La guerre terminée, elle retrouve le chemin des prétoires.
Elle devient de 1949-1954, secrétaire générale adjointe du 2ème congrès international de Criminologie et Directrice des travaux de la section de droit comparé (réunissant 47 pays et organismes internationaux comme UNESCO, ONU, OMS et BIT).
En 1957, elle épouse Roger Levillion.
Le 16 novembre 1962, elle est nommée chevalier de l’Ordre de Léopold par le roi des Belges pour les 25 ans de conférences qu’elle a donnés au service de la pensée française tant pour les jeunes barreaux que pour les Amitiés françaises. En effet, depuis son discours de rentrée en 1937, elle a été invitée par les barreaux belges pour répéter dans leurs villes respectives cette éloge de Raymond Poincaré. Un an plus tard lui sera attribuée le titre de chevalier de la Légion d’honneur.
En janvier 1968, elle est élue présidente du Palais Littéraire, succédant à Maurice Garçon. Cette association fondée en 1913 par Raymond Poincaré a pour mission de valoriser, par ses activités, les arts en général. Elle organise régulièrement des conférences, pièces de théâtre, etc…. Elle en sera présidente honoraire en 1975.
Elle est décédée le 21 août 1991.