L’affaire Dreyfus – 2e partie

Le 13 janvier 1898, L’Aurore, dont le rédacteur en chef est Georges Clémenceau, publie la lettre au Président de la République d’Emile Zola, intitulée par Clémenceau « J’accuse ! ». L’écrivain dénonce nommément tous ceux qui sont responsables de la condamnation de Dreyfus et de l’acquittement d’Esterhazy. Il est bien conscient qu’il peut être poursuivi pour diffamation : « c’est volontairement que je m’expose (…). Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! ». Le gouvernement, soucieux d’éviter un nouveau débat sur l’affaire Dreyfus, restreint les poursuites contre Zola à une seule accusation : l’écrivain reprochait au Conseil de guerre d’avoir acquitté Esterhazy par ordre, tout en le sachant coupable.

Le procès s’ouvre devant la Cour d’assises de la Seine le 7 février 1898. Zola est défendu par Me Fernand Labori, Perrenx, gérant de L’Aurore, a pour avocat Albert Clémenceau, frère de Georges. Ce dernier, qui n’est pas avocat, complète le banc de la défense. Pendant deux semaines d’audiences, les avocats s’opposent au Président de la Cour, Delegorgue, et à l’avocat général Van Cassel, qui tentent d’empêcher toute évocation de l’affaire Dreyfus : chaque fois qu’un témoin est interrogé par la défense sur des faits relatifs à Dreyfus, le Président affirme invariablement : « la question ne sera pas posée ». Malgré ces difficultés et l’hostilité du public, majoritairement antidreyfusard, Labori et les frères Clémenceau parviennent à rouvrir le dossier Dreyfus.

Mis en cause, les membres de l’état-major adoptent une attitude défensive. Désireux de mettre un terme aux attaques des avocats, le général De Boisdeffre, chef de l’état-major, affirme sa certitude de la culpabilité de Dreyfus, et déclare qu’elle repose sur des documents qu’il ne peut ni ne veut communiquer ; les jurés, dit-il en substance, doivent croire l’armée sur parole.

Les avocats ne peuvent empêcher la condamnation de Zola (un an de prison, 3.000 francs d’amende) et de Perrenx (quatre mois de prison, 3.000 francs d’amende). Mais la joie des antidreyfusards est de courte durée : le 2 avril 1898, la chambre criminelle de la Cour de cassation déclare fondé l’un des moyens que lui présente Me Henri Mornard, avocat de Zola : c’était le Conseil de guerre et non le ministre de la guerre qui devait porter plainte contre Zola. L’arrêt de la Cour d’assises est donc cassé. La juridiction suprême devient dès lors l’objet de violentes attaques de la part des antidreyfusards.

De nouvelles poursuites sont bientôt engagées contre Zola, qui comparait le 18 juillet devant la cour d’assises de Versailles. L’écrivain se voit de nouveau interdire le droit de s’expliquer sur l’ensemble de son article. Il quitte alors l’audience et part sans mot dire pour l’Angleterre. Sa condamnation par défaut à un an de prison est apparemment une nouvelle défaite pour les dreyfusards. Mais l’engagement d’Emile Zola et les procès qui en ont résulté ont suscité l’intérêt passionné de la France entière pour ce qu’on appelle désormais « L’Affaire ». La cause de Dreyfus compte chaque jour davantage de partisans parmi ceux que l’on commence à appeler les intellectuels, mais aussi parmi les hommes politiques et les gens de robe. Aucune révision n’est cependant possible sans la révélation d’un fait nouveau…

Des procès Zola au procès de Rennes

Le fait nouveau susceptible de permettre aux dreyfusards de saisir à nouveau la justice survient le 13 août 1898. Ce jour-là, le capitaine Cuignet, attaché au cabinet militaire du ministre de la guerre Cavaignac découvre que l’un des documents apportant la « preuve » de la culpabilité de Dreyfus est un faux. Le 30 août, le colonel Henry avoue à Cavaignac qu’il en est l’auteur. Antidreyfusard convaincu et nullement ébranlé par cette découverte, le ministre de la Guerre n’en a pas moins l’honnêteté de révéler publiquement l’existence de ce faux. Le 31 août, le colonel Henry est retrouvé mort dans sa cellule au Mont Valérien, la gorge tranchée.

Quelques jours plus tard, tandis qu’Esterhazy quitte discrètement la France, Lucie Dreyfus demande la révision du procès de 1894. Le Gouvernement, après de longs débats, demande au ministre de la Justice de saisir la Cour de cassation (fin septembre 1898). Le 29 octobre 1898, la chambre criminelle déclare recevable la requête de Lucie Dreyfus et décide de procéder à une instruction supplémentaire. Déjà très contestée en avril 1898 pour avoir cassé l’arrêt condamnant Zola, la chambre criminelle doit subir à partir du mois d’octobre 1898 des attaques violentes des antidreyfusards : les magistrats sont accusés d’être des agents du « syndicat juif» et de l’Allemagne, dont le but commun est de miner la France en jetant le discrédit sur son armée : les passions n’épargnent pas la juridiction suprême : le Président de la chambre civile, Quesnay de Beaurepaire accuse publiquement les magistrats de la chambre criminelle d’être les complices des révisionnistes, et démissionne en signe de protestation le 8 janvier 1899. Une enquête menée par le Premier Président Mazeau réduit à néant les accusations de Quesnay de Beaurepaire. La chambre criminelle n’en subit pas moins l’humiliation d’être dessaisie au moment où elle allait rendre sa décision, en vertu d’une loi, votée pour la circonstance, qui confie le pouvoir de décision en matière de révision aux chambres réunies de la Cour de cassation. Ballot-Beaupré, nouveau Président de la chambre civile unanimement respecté pour ses qualités de juriste et son impartialité, est chargé de préparer un rapport. Le 29 mai 1899, en séance plénière, il affirme que le bordereau est l’œuvre d’Esterhazy et conclut à la nécessité d’une révision du procès Dreyfus. Le 3 juin, la Cour se prononce en ce sens : l’arrêt du Conseil de guerre de 1894 est cassé et Dreyfus est renvoyé devant le Conseil de guerre de Rennes.

Sur le plan politique, les dreyfusards progressent également : le Président de la République, Félix Faure, hostile à la révision, meurt en février 1898. Son successeur, Emile Loubet, est au contraire favorable à la perspective d’un nouveau procès. Son élection provoque la fureur d’antidreyfusards qui, emmenés par Déroulède, tentent sans succès de faire marcher l’armée sur l’Elysée lors des obsèques de Félix Faure. Le lendemain même de la décision de révision du procès Dreyfus, le Président Loubet est victime d’une agression à Auteuil. L’audace grandissante des antidreyfusards finit par inquiéter une majorité d’hommes politiques : le 22 juin 1899 un gouvernement de « défense républicaine » est formé par Waldeck-Rousseau, favorable à la révision : les dreyfusards ont désormais de solides appuis politiques.

Affichette dreyfusarde, 1898 (acquisition 2018)

Portrait au crayon de Picquart, par Renouard

Georges Picquart (1854-1914)

Après avoir intégré en 1872, en cinquième position, l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, il poursuit son parcours militaire de l’École d’état-major (seconde position). Il devient professeur de topographie à l’École supérieure de guerre et a comme élève Alfred Dreyfus.
En 1895, il est promu chef du Deuxième Bureau (service de renseignement militaire) au grade de lieutenant-colonel.

En 1896, il découvre la culpabilité d’Esterhazy et le dénonce provoquant l’hostilité de sa hiérarchie.
Devant gênant pour ses supérieurs, il est envoyé en Tunisie en janvier 1897, puis traduit devant un conseil d’enquête en 1898 et déclaré dans le cas « d’être mis en réforme pour faute grave dans le service ».

Craignant pour sa vie, il décide de communiquer sa découverte à son ami et avocat Louis Leblois avec mission, si le danger devenait trop grand pour lui, d’en informer le pouvoir politique. Mais Louis Leblois ne suit pas ses recommandations et révèle ce qu’il sait Auguste Scheurer-Kestner, premier vice-président du Sénat, qui prend l’affaire en mains et la relance.

Son engagement progressif dans la bataille de l’affaire Dreyfus, à partir de l’automne 1897, lui vaut une première arrestation le 13 janvier 1898, puis, après sa mise en réforme promulguée le 26 février, un long emprisonnement de onze mois, du 13 juillet 1898 au 9 juin 1899.
L’innocence de Dreyfus reconnue, et ce dernier réhabilité le 13 juillet 1906, Picquart est ce même jour réintégré dans l’armée. Le 25 octobre 1906, il devint ministre de la Guerre dans le premier cabinet de Georges Clemenceau, jusqu’au 20 juillet 1909.

Copie du télégramme de Georges Picquart adressé au Procureur de la République, 4 janvier 1898.
Extrait du dossier de plaidoirie de Fernand Labori pour la défense d’Emile Zola.

« L’Illustration » n°2870 du samedi 26 février 1898. Dessins d’après Louis Raymond Sabatier.

La plaidoirie de Labori pour la défense d’Emile Zola

Après le réquisitoire de l’avocat général et une courte déclaration de Zola, Labori commence sa plaidoirie. Elle va durer pendant trois audiences (21-23 février).

Les notes manuscrites de l’avocat constituent un véritable monument, synthèse des connaissances d’alors sur l’affaire Dreyfus, qui est également révélateur des méthodes de travail de Labori. L’avocat avait rédigé ses notes à l’avance, puis les avait enrichies au cours des débats. Chaque note manuscrite, soigneusement numérotée, est rédigée au recto d’une page double comprenant à l’intérieur (« sous cote », dit-on au Palais) l’ensemble des pièces justificatives que l’avocat peut être amené à lire dans le cours de sa plaidoirie.

Excellent orateur, Labori improvise aisément, mais ses notes constituent un solide canevas auquel il sait pouvoir se référer. L’avocat va se livrer à une présentation détaillée de l’affaire Dreyfus visant à démontrer l’innocence du capitaine condamné. Sa plaidoirie, à la fois véhémente et parfaitement contrôlée, ne peut être présentée en détails, mais quelques extraits suffiront à en donner le ton.

À l’issue d’une démonstration détaillée, tout à la fois passionnée et didactique, Labori en arrive à sa péroraison. Il n’oublie pas qu’il s’adresse à des jurés et leur lance un appel qui n’est pas sans lyrisme. Pour permettre d’apprécier pleinement la faculté d’improvisation de l’avocat, nous retranscrivons ici la fin de la plaidoirie telle qu’elle résulte de la sténographie des débats, en soulignant ou en restituant entre crochets les passages que Labori avait rédigés dans ses notes préparatoires.

« Ne vous laissez donc pas troubler ! Ne vous laissez pas intimider non plus ! On a parlé du danger de guerre qui nous menace ! Soyez tranquille, aucun danger ne nous menace, pour plusieurs raisons, [Labori avait écrit : « d’abord parce que ces hommes se battraient bien », qui devient à l’audience…] dont la première est que les soldats que j’ai vus ici peuvent bien se tromper au cours d’une information judiciaire qui, après tout, n’est pas de leur métier, mais qu’ils se battraient bien demain, et qu’ils nous conduiraient, je l’espère, à la victoire. Pour cela j’ai confiance en eux ! »

[Labori avait ensuite écrit : « Mais surtout parce que j’ai confiance dans la force morale de ce pays », passage sacrifié à l’audience au profit du développement suivant] « Surtout, ne craignez rien : c’est l’énergie morale qui fait la force des peuples ! Oui, il faut poursuivre les traîtres, oui, quand on les connaît, quand on est sûr de les connaître, il faut les frapper ! Mais qu’on n’aille pas croire que le salut de la nation tout entière est compromis parce qu’il a été livré quelques documents sans valeur, qui sont beaucoup plutôt, je l’ai déjà dit, et je veux le répéter, l’objet d’une escroquerie que celui d’une trahison véritable ! C’est avec le cœur, avec le cœur robuste de braves gens réunis tous ensemble et sans exception de parti qu’on fait les batailles victorieuses ! »

« Donnez donc par l’acquittement un exemple de fermeté ! Vous sentez bien que cet homme [Zola] est l’honneur de la France ! Zola condamné, c’est la France se frappant elle-même !

[phrase rédigée mais non prononcée : « Acquittez pour la vérité, pour le droit, pour le bon renom de la patrie elle-même] Ayez le courage de le sentir et de céder à votre impulsion naturelle ! »

« Je ne veux plus dire qu’un mot pour finir. Que votre verdict, messieurs les jurés signifie plusieurs choses ; d’abord, Vive l’armée ! – moi aussi je veux crier : Vive l’armée ! – mais aussi Vive la République ! et Vive la France ! »

C’est-à-dire [passage rédigé et non prononcé : « Vive la liberté ! Vive le droit ! Vive l’Idéal éternel ! »

Notes de plaidoiries manuscrites de Me Labori

Paul Renouard – Fernand Labori plaidant pour Emile Zola. 1898.

Connu pour les croquis qu’il a livrés au journal L’Illustration, Renouard a consacré un cycle de gravure à la plaidoirie de Labori, en indiquant en légende les propos de l’orateur. Ce dernier s’exprime ainsi : « Messieurs les jurés. En mon âme et conscience… Des preuves ! La Vérité ? Elle est en marche, regardez, elle arrive ! La voilà ! Monsieur le Procureur général ». La série se termine par une gravure légendée : « Ouf ! » ; le bel effet de manche illustre ici l’invocation de la Vérité.

“M. le Procureur général”

“Elle est en marche, regardez elle arrive !!”

« Affaire Zola : après le verdict dans la galerie de Harlay »,
Gravure de Fortuné-Louis Meaulle d’après Oswaldo Tofani, Le Journal Illustré n°10 du 6 mars 1898.

Plat en faïence polychrome. Décor satirique « J’accuse » de Zola.
Exemplaire unique produit à l’occasion de l’Appel à Rennes en 1899 du procès Dreyfus en réaction au «J’accuse » de Zola et réalisé par ses détracteurs (acquisition 2018).

Le Musée des Horreurs.

Cette affiche appartient à une série de caricatures datant des années 1899/1900 et visant à prouver l’immoralité de la cause dreyfusarde. Cette collection s’intitule le Musée des Horreurs. D’un grand format (65 x 50 cm) proche de celui d’une affiche, les caricatures en couleur ridiculisent les dreyfusards en les affublant, pour la plupart d’entre-eux, de corps d’animaux grotesques, selon un procédé déjà employé sous la Révolution française.
Emile Zola est représenté avec le corps d’un cochon assis sur un panier contenant ses livres. Il tient de sa main gauche un pot de chambre sur lequel on lit  » Caca international  » et de la main droite un pinceau dont il se sert pour recouvrir une carte de France.
Avant même de s’engager en faveur de Dreyfus, le chef de file de la littérature naturaliste a souvent été traité de « pornographe » par les conservateurs et, par conséquent, caricaturé en porc.

Exemplaire imprimé de « J’accuse » en langue tchèque.

Carte postale, illustration de Sternfled, 1899 (acquisition 2006).
Au premier plan, portrait de Picquart en buste, de trois quarts droite ; au second plan, audition de Picquart durant son procès.
Au-dessous de la scène : « Je veux que l’on sache que si j’y trouve le lacet de / Lemercier-Picard ou le rasoir d’Henry, ce serait un / assassinat ! Jamais un homme qui a la conscience pure / ne se suicide, et je suis prêt à tenir tête avec la même / sérénité à tous mes accusateurs ! ».

Carte postale, illustration de Sternfled, 1899 (acquisition 2006).
A droite est représentée une scène montrant le colonel Henry confessant à Cavaignac qu’il est l’auteur du faux document accusant Dreyfus.

Le commandant Henry (1847-1898)

Il intègre le service des renseignements en 1891. Son travail consiste à surveiller l’activité des autorités allemandes, notamment en utilisant des agents doubles.
L’un de ses agents était Marie Bastian, femme de ménage de l’attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne Maximilien von Schwartzkoppen ; celle-ci lui remettait régulièrement un cornet rassemblant la récolte faite dans la corbeille à papier.

Le 26 septembre 1894, après avoir récupéré lors d’une entrevue secrète un cornet, il est attiré par un papier pelure ressemblant à une lettre d’espion.
Il en fait part le lendemain à ses collègues et à son chef le colonel Sandherr. Ce dernier est convaincu que ce bordereau ne peut être écrit que par un artilleur et cherche parmi les stagiaires. Sur les 5 dénombrés, l’un attire plus particulièrement son attention : Dreyfus. Malgré toutes les incohérences de l’écriture, du vocabulaire employé et des renseignements fournis, Dreyfus est désigné coupable.

Le 15 juillet 1895, Georges Picquart prend la direction du service des renseignements au détriment d’Henry, qui visait le poste. Henry, jaloux, s’arrange pour que les documents transmis régulièrement par Marie Bastian ne parviennent pas à Picquart. Mais ce dernier reçoit quelques temps après un télégramme -surnommé ensuite « Le petit bleu »- dans lequel le diplomate allemand Schwartzkoppen informe le commandant Esterhazy qu’il souhaite rompre ses relations avec lui, jugeant ses activités d’espionnage insuffisantes.
En 1896, alors que Lucie Dreyfus demande la révision du procès, Henry réalise un premier faux document (« le faux Henry ») accusant explicitement Dreyfus de trahison. Il poursuivra son œuvre en réalisant plusieurs autres montages du même ordre, ce qui lui valut d’être enfin nommé, par ses supérieurs convaincus du bien-fondé de ces documents, chef du service des renseignements en 1897. Inquiet des découvertes de son prédécesseur Picquart, Henry informe, avec le commandant Armand du Paty de Clam et sous l’influence de son supérieur le général Arthur Gonse, Esterhazy des soupçons qui pèsent contre lui.

Le 30 août 1898, le commandant Henry avoue son forfait à Cavaignac, nouveau ministre de la Guerre, décidé à clore ce dossier. Il est arrêté et emprisonné au fort du Mont-Valérien. Le lendemain, il se tranche la gorge au rasoir dans sa cellule. Cavaignac démissionne et Esterhazy s’enfuit en Angleterre. L’opinion commence alors à douter de la culpabilité de Dreyfus.

Rapport du colonel Fréry, major de la place de Paris, sur l’arrestation du lieutenant-colonel Henry chef du bureau des renseignements à l’Etat-Major de l’armée (affaire Dreyfus).                                    1er septembre 1898.